Embrassement

Publié le par Elisabeth St Michel

Embrassement

Se laisser embarquer par un mouvement de caméra lent et circulaire ...

Tu en as passé des jours dans ce bar, derrière un comptoir aujourd’hui usé par les ans, par les verres qui y ont versé leurs larmes d’alcool et de sucre, par les passages répétés de lavettes en quête de brillance. Combien de générations de lavettes ? Et combien de tomes de blagues éculées et de commentaires fumeux au petit matin ? Combien de mondes défaits et retricotés, un point à l’endroit, un point à l’envers, à la lueur des idées neuves, combien de tables renversées, de poings levés ? Combien de queues de manifs réunies ici, banderoles déposées en travers des tables, slogans encore en bouche ? Derrière toi, des bouteilles affichent la couleur : whisky aux reflets d’or sans carat, gin irréprochable de transparence et ses sœurs, vodka, téquila. La fiole de genièvre, la gnole … Et puis les verres qui vont avec et qui portent la marque, Martini, Suze, JB et autre Gordon, les verres à bière, les calices les plus généreux. Parmi eux, le verre à Duvel ébréché que tu n’as jamais remplacé, trop de sentiments là-dedans, c’est ton verre, tu le tiens en main en égrainant les souvenances. Elles habitent ton esprit comme un sable fuyant, elles se dispersent et patiemment, tu les rassembles. Tu t’es assise sur le haut tabouret, à l’extrémité du zinc. À portée de ta main, le gros dictionnaire qui aidait aux mots croisés de la Voix du Nord que tu découpais et qu’on faisait collectivement. Petit Larousse illustré, 1991. Tu le feuillettes comme si tu cherchais quelque chose entre les pages jaunies, quelque chose d’infime, une virgule, un soupir. Ta nuque se reflète dans le grand miroir qui longe le bar. À gauche, des affiches scotchées sur la porte d’entrée témoignent encore des événements qui ont eu lieu dans le quartier, des ventes, une expo de peintres amateurs, un concert en plein air dans le parc de la mairie, un don du sang. La porte ne s’ouvre plus que pour te laisser passer, toi. Elle est doublée d’une lourde persienne. Du bois épais, des lattes solidaires qui n’ont pas empêché une intrusion l’année dernière, pendant les congés. Pour la caisse, ils étaient venus. Déçus, ils avaient laissé, après le grabuge, du verre cassé, du liquide renversé, vomi -l’odeur a mis des semaines à se dissiper et dans tes narines à toi, elle est toujours douloureuse-, des banquettes lacérées. Celle-ci, tiens, la première, entamée au canif sur son flanc, elle a craché de la mousse comme un ventre mou. Elle en crache encore et des filaments volètent aux abords de la cicatrice, une balafre d’une trentaine de centimètres. C’est une banquette pour deux qui fait face à deux chaises. Une table en bois verni entre elles, un distributeur de serviettes en papier rêche pour les amateurs de sandwichs, un cendrier que tu n’as jamais enlevé. Par endroits, le vernis s’écaille. Banquette, table, chaises, banquette, table, chaises. Les tables se rejoignaient parfois et on rapprochait les sièges. Les langues se déliaient, les distances se faisaient moins timides et le verbe devenait plus haut. À hauteur d’homme, une corniche fait le tour du café, pêche miraculeuse de vieilleries, du genre de celles qui donnent une âme. Le camion de pompier d’abord, comme on pourrait en voir apparaître dans un album de Tintin, sa grande échelle en bandoulière, indiffèrent à la poussière, terni mais inaltérable, passeur de témoin. À sa suite, des collections tronquées, données, abandonnées, des baigneuses, ta préférée s’affiche nue sur un fin drap de bain en faïence, des chouettes, des statuettes ivoiriennes que tu acceptais de Désiré - il t’en laissait régulièrement une en échange de -, des fleurs artificielles qui ont fini par faner, un service à thé, un casier à bouteilles, un transistor, l’antenne encore dressée en quête d’ondes, les piles ont-elles été retirées ou se sont-elles décomposées dans leur compartiment ?  Quelques pochettes de 45 tours, qui s’appuient sur le mur, Yellow Submarine, une Longue Dame Brune, pochette signée de sa main, le Gorille puis Piaf, et cette fissure qui écaille la peinture, un double éclair, entre Montand et Mitchell. Il fut un temps où on chantait ici et où on connaissait les chansons à texte. Sous les pochettes, le juke-box. Tu en graisses toi-même le mécanisme et il connait encore bien la musique. Huit colonnes, soixante-douze titres possibles, face A, face B. On chantait ici, on y dansait parfois quand le café était fermé et qu’il ne restait que les amis. L’appareil est à toi. Jamais quiconque n’a introduit dans son ventre la moindre pièce. Ce soir, il est éteint et il se tait. Dans l’angle, on se regroupait, on pianotait pour faire son choix et le mécanisme se mettait en branle. Les yeux des gosses clignotaient au rythme des loupiotes. Sur la vitre, il n’y plus de trace de doigt, quelques rayures dont tu connais l’exact emplacement. L’accès aux toilettes se fait tout à côté, une simple plaque émaillée. WC. Le battant style western n’a jamais bien fermé. Il baille à l’instant. Les quelques marches qui mènent à l’étage, mènent chez toi. Tu les aperçois en tournant la tête. Elles ne sont pas protégées par un panneau PRIVE qui en interdirait l’accès. Privé… ? Tu as refermé le dictionnaire et il n’y a plus de bière dans ton verre. Tu te lèves lentement pour le laver sous l’eau chaude du robinet de l’évier. Combien de fois l’as-tu fait ce tour, ce tour des lieux qui ont été, pendant soixante ans, ta vie ? Demain, ce sera les yeux fermés. Ce sera un embrassement mental qui alignera les objets et les gens sur une toile. Des détails se détacheront, tu les laisseras se gorger d’imprécision et devenir auréoles d’une aquarelle brouillée.

 

 

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